MIRANDUM

 
 


Sainte Dymphne de Geel

 

 

 

Fragment du retable de l'église Sainte-Dymphne à Geel

 

Au centre de la Campine se trouve la commune de Geel. Avec ses 35 502 habitants, elle constitue lune des plus grandes villes de la province dAnvers.

Lhistoire de Geel est indissociablement liée à Sainte Dymphne.  

Sa légende est particulièrement intéressante en ce qu’elle constitue un creuset où s’entrecroisent à la fois mythe collectif et mythe à forte tonalité oedipienne. La ritualisation qui en est la suite, et qui fournit la trame au processus thérapeutique, est elle aussi en tout point digne d’intérêt.

L’histoire de cette Sainte du VIe siècle fut rédigée tardivement par Pierre, évêque de Saint-Aubert de Cambrai, entre 1238 et 1247. Un retable en bois, disparu lors des bombardements de la Seconde Guerre mondiale, mais dont il reste des descriptions précises, en détaillait aussi les principaux faits.


La légende


D'après la tradition, Dymphne (ou Dypne) naît vers la fin du VIe siècle en Irlande. Elle était la fille du roi païen irlandais Damon et d'une mère chrétienne d'une grande beauté. Sa mère fit baptiser secrètement Dymphne par le Père Gerebernus ou Gerebrand. Malheureusement, la mère mourut alors que sa fille était encore un enfant. Ses conseillers lui suggérèrent de se remarier, ce à quoi il mit pour condition que sa nouvelle épouse devrait ressembler à l'ancienne comme deux gouttes d'eau, ce qui bien entendu était impossible. Un de ses conseillers proposa alors au roi qu'il épouse sa propre fille, laquelle était le portrait craché de sa mère. Le roi trouva que c'était en effet une bonne idée, et la demanda en mariage. Dymphne  trouva cette proposition très choquante et la repoussa résolument. Son père ne voulut cependant pas y renoncer, et la menaça de la tuer si elle ne l'acceptait pas pour époux.

Pour échapper aux avances incestueuses de son père, Dymphne décida de s'enfuir en compagnie de son confesseur, le Père Gerebernus, dans l’espoir se réfugier à Rome avec ce dernier. Ils s’enfuirent par la mer et, après avoir débarqué à Anvers, ils poursuivirent leur route jusqu'à Zammel, un hameau de Geel en forêt de Campine, où ils construisirent une hutte à proximité d'une chapelle dédiée à Saint-Martin.

Le roi, rendu plus furieux encore par la fuite de sa fille, envoya des éclaireurs pour retrouver sa trace et certains d'entre eux parvinrent à Westerlo, une commune voisine de Zammel. Lorsqu'ils voulurent régler leur nuitée à l'auberge "Le Chaudron", l'hôtelière remarqua qu'ils utilisaient pour payer les mêmes monnaies étrangères que celles de la jeune fille de Zammel.
Rentrés en Irlande, les éclaireurs rapportèrent bien entendu ces propos au roi, qui décida aussitôt de partir à la recherche de sa fille et de la contraindre au mariage. Il la retrouva à Geel, qui ne comptait alors que quinze maisons, en compagnie de Gerebernus. Lorsque sa fille refusa une fois encore sa proposition de mariage, le roi en fut si courroucé qu'il fit mettre Gerebernus à mort par ses gens et décapita lui-même sa fille.

Deux anges descendirent alors du ciel et recollèrent la tête de Dymphne sur son corps. Un fou qui passait par là et assista à la scène, recouvra subitement la raison, nous dit la légende. Une façon de dire qu’il recouvra sa propre tête et guérit de son aliénation. La décollation est ainsi guérie symboliquement par Dieu, par une sorte de transfert de personne à personne: la tête coupée de Dymphne est symboliquement recollée par Dieu sur le corps du fou. Tout ceci se passa le 30 mai de l'an 600, dit la légende du XIIe siècle.  

Les habitants enterrent les corps des martyrs et édifient une chapelle sur cette sépulture, qui, se substituant peu à peu à celle de saint Martin, devint un lieu de pèlerinage. À la suite de ce miracle, Dymphe devint la sainte patronne des aliénés et Geel devint un lieu réputé guérir la folie. Quant à Saint Gerebrand, il est vénéré surtout à Sonsbeck près de Xanten, en région rhénane.

La base historique de cette tradition est évidemment incertaine, du fait que Dymphne, vierge et martyr du VIe siècle, n’entre dans l'histoire qu’au XIIIe siècle grâce à  l’évêque chargé de rédiger sa biographie.
Les restes de Dymphne et de Gerebernus sont toujours conservés en l'église Sainte-Dymphne, dans le centre historique de Geel. Les analyses scientifiques supportent en tous cas la légende en ce sens que ces restes seraient ceux d'une très jeune femme et d'un homme ayant au moins vingt ans de plus qu'elle, et qu'ils seraient tous deux décédés entre l'an 700 et l'an 800.

 

Le fou qui passe opportunément par là et recouvre miraculeusement la raison est peut-être une façon imagée de justifier l’octroi aux aliénés du patronage de Sainte-Dymphne. Une autre justification peut résider dans le fait que les crimes du père (la volonté d’inceste et le double meurtre), furent attribués à un accès de folie provoqué par le démon. On représente donc Sainte-Dymphne tenant un démon enchaîné : en effet,  les maladies mentales étaient considérées au moyen-âge comme une forme de possession diabolique. Que les reliques de la Sainte soient censées favoriser la guérison de la folie et de l’épilepsie serait dès lors une sorte de récompense divine répondant aux excès du père-fou agissant sous l’emprise du démon.

En tout cas, le martyre de Sainte-Dymphne a convaincu certaines personnes de leffet médicinal de ses reliques.  Tout un ensemble comportemental que l’on peut rattacher aux rites de passage est d’ailleurs retrouvé à Geel, où le malade doit passer tous les jours de la neuvaine (le traitement dure neuf jours) sous la châsse contenant les reliques de la sainte. À cette dimension de “passage” s’ajoute, lorsque le sujet doit introduire tout ou partie de son corps dans un orifice, un rite de dépôt de la folie dans un lieu sacré. Le moment où comme à Geel, le malade devait toucher les reliques est une séquence symbolique fortement chargée de sens.

Les pèlerins atteints de folie,  logeaient alors chez l'habitant et y étaient laissés par leur famille le temps de la neuvaine et parfois plus.
L
église Sainte-Dymphne a été spécialement érigée au 14e siècle pour les nombreux pèlerins et constitue un des plus beaux et des plus importants témoignages du passé unique de la Cité charitable. Sainte-Dymphne aurait été enterrée dans cette église, aux côtés de son confesseur Gerebernus.


Les conséquences sociales de cette légende

 

Le développement du culte de Sainte Dymphne avait déjà fait de Geel un lieu de pèlerinage important au début du Moyen-âge, la sainte étant très logiquement invoquée pour combattre la folie. Les aliénés venaient avec leurs accompagnateurs, pour participer à une neuvaine d'offices religieux spécialement célébrés à leur intention ou simplement pour se rapprocher des reliques. Il était généralement admis que plus long était le séjour sur place, plus intense était l'effet guérisseur.
Au début ces pèlerins étaient accueillis par le clergé de l'église Sainte-Dymphne, mais au quinzième siècle fut érigée pour faire face à la demande la "Chambre des malades", un nouveau bâtiment attenant à l'église et destiné à accueillir et à surveiller les malades au cours de la neuvaine. Les registres y attestent la présence de non moins de 4.000 aliénés entre 1687 et 1797.

L'accueil des malades mentaux et de leurs accompagnateurs, et même leur prise en charge pour une période plus longue et même parfois définitive, devint ainsi une spécialité de Geel. A partir du dix-huitième siècle les simples d'esprit furent accueillis directement chez les résidents de la ville, sans qu'aucun rituel spirituel n'y soit encore associé. Et puisque ce système avait l'air de bien fonctionner, les autres communes prirent l'habitude d'envoyer leurs patients à Geel.
De nos jours on utilise encore le vocable daccueil familial de Geel et cette tradition séculaire d'aide aux malades valut à Geel le titre de « Cité charitable ». Un malade mental accueilli dans une famille devenait véritablement membre de celle-ci et y restait jusqu'à la fin de ses jours. 

Le « Gasthuis » Sainte-Dymphne (Hôtel-Dieu) est devenu un musée récemment restauré. Il permet de familiariser les visiteurs avec la vie quotidienne et le travail des sœurs de lHôtel-Dieu qui, depuis 1552, se sont chargées des soins aux malades et de laccueil familial, et avec la légende de Sainte-Dymphne. Tous les cinq ans, Geel dédie également une fête à Sainte-Dymphne, marquée par une procession et un grand nombre dactivités annexes.


Sainte Dymphne est fêtée le 15 mai.

 

La symbolique chrétienne

Quittons maintenant la légende de Sainte Dymphne et ses conséquences sociales (l’accueil des malades mentaux), pour nous pencher sur le message symbolique.

Légende ne signifie pas ici conte édifiant ou récit merveilleux, mais doit être pris dans son sens premier, venant du latin « legenda » : « ce qui doit être lu ». Le vrai sujet n’est dès lors pas plus un conte naïf qu’un récit historique (notion moderne qui intéresse peu l’homme du moyen-âge). Non, le but d’une « légende » de saint ou de sainte  consiste plutôt « à décrire un conflit dont Dieu et l’Esprit du mal sont les protagonistes et dont l’homme est à la fois le terrain, l’enjeu et l’acteur. »

Ce qui frappe tout d’abord, c’est que Sainte Dymphne a eu la tête coupée. On peut faire un rapprochement avec St Jean-Baptiste, décapité sur l’ordre d’Hérode, ou avec les saints dits « céphalophores », qui tiennent leur tête coupée entre les mains.

Le but de ces récits est d'éclairer l'homme sur sa vraie nature, sur son origine et sur sa destination : l’homme a chuté et est tombé dans la dualité, son but doit être de retrouver son état primitif. La tête, le chef, qui symbolise aussi la Connaissance, indique que cette Connaissance, cette Parole perdue, doit être retrouvée. L’union entre le ciel et la terre, qui se réalisait à travers le premier Adam, a été rompue. La partie qui le reliait au plan divin a été sectionnée et le lien doit être rétabli.

Ayant perdu l’unité du paradis terrestre, l’homme est tombé dans la dualité et dans la matière. Son chef, image du spirituel, a été séparé du corps : son corps reste dans le plan de la Matière, séparé du plan de l’Esprit. L’homme doit donc trouver le moyen de réintégrer ce plan supérieur et retrouver l’Unité avec Dieu.

La séparation de l’esprit d’avec le corps peut aussi être une étape symbolique : pour atteindre l’éveil, l’homme doit séparer le siège de la pensée consciente de celui de la vie animale. Il remémore la supériorité originelle de l’homme, qu’il a tendance à oublier et qu’il se doit de mettre en action en s’engageant sur la voie de la réintégration. L’homme est coupé de sa vraie nature : coupé par sa façon de vivre et de se comporter dans un monde qui a fait des progrès techniques, mais qui n’a pas vraiment évolué sur le plan spirituel, que du contraire.
Pourtant l’homme moderne, l’“homme du torrent”, comme le nomme Louis-Claude de Saint-Martin,  possède encore en lui-même  les potentialités nécessaires pour devenir un « homme de désir ». Ces potentialités sont rappelées par l’ange qui ramasse la tête de Sainte Dymphne et la recolle sur sa tête,  rétablissant ainsi le lien coupé avec le plan spirituel ou divin.

 

 

La légende de Sainte-Dymphne, une autre version de Peau d’Ane.

 


La légende de Sainte-Dymphne, se transmit par tradition orale depuis le VIe ou VIIe siècle, avant d'être mise par écrit aux environs de l'an 1240, document que nous connaissons comme la "Vita Sanctae Dimpnae".

Il est intéressant de constater que les rapprochements avec le conte de Perrault « Peau d’Ane » sont nombreux.


On y retrouve d’abord le thème de l’inceste. Le père veuf et inconsolable d’une femme d’une grande beauté. La fille dont la ressemblance avec sa mère est troublante. Le père qui poursuit sa fille de ses avances et qui veut à tout prix l’épouser. La fille qui n’a d’autre échappatoire que la fuite. La fuite sur un navire, thème récurrent des histoires du genre. Le déguisement : dans le cas de Dymphne, elle se déguise en jongleur pour ne pas être reconnue quand elle prend la fuite.


Mais on retrouve également tous ces éléments dans nombre d’autres histoires de  Reines ou d’Epouses de Mai, qui font partie des traditions liturgiques dites « païennes » du Printemps et dont la célébration est attestée depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Aujourd’hui elles se déguisent sous le nom de Carnaval, mais elles sont toujours bien vivantes.

L’épisode de la fille qui fuit son père parce qu’il veut l’épouser se retrouve d’ailleurs dans un roman du XIIIe siècle, donc contemporain de la mise par écrit de la légende de Sainte-Dymphne : Mai et Bellefleur. Bellefleur prendra elle aussi la mer pour échapper à son père incestueux.


Nous savons aujourd’hui qu’une des interprétations possibles de « Peau d’Ane » et des Epouses de Mai, est leur personnification de la nouvelle saison et qu’elles répondaient au personnage qui jouait ce rôle dans la liturgie printanière. On y retrouvait aussi un père dénaturé, sorte de Saturne aux allures de satyre.
Mais après tout, quels sont les hommes qui ne se sentent pas amoureux de la jeune saison, radieuse et séduisante, en tout point semblable à sa défunte mère ? 
Et les rituels de christianisation de la liturgie printanière se ressemblent, avec quelques variantes. Les versions allemandes spécifient qu’elle devait avoir une chevelure d’or ; les versions autrichiennes, tchèques et slaves, exigent qu’elle soit marquée au front d’une étoile ou d’une croix d’or. L’héroïne désignée aux poursuites de son père incestueux doit souvent s’enfuir par la mer, qui pouvait constituer un rite de pluie. On pourrait multiplier les exemples.


La fête de Sainte Dymphne qui se célèbre le 15 mai en fait incontestablement une Reine de Mai. Mais ne porte-t-elle pas haut la croix d’or du Christ et la palme des martyrs pour avoir résisté à un père païen et incestueux ?

Nous avons donc probablement ici l’intégration de la vie édifiante d’une vierge et martyre du VIe ou VIIe siècle (époque du début de la christianisation de nos contrées)  dans un contexte du XIIIe siècle soucieux de christianiser des liturgies printanières païennes (franques ou celtes) toujours bien ancrées tant dans les coutumes que dans l’inconscient collectif des habitants de nos régions.

 

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